«L'Afrique des ténèbres » face à l'Europe des Lumières, la raison grecque et l'émotion nègre, la science contre la magie: durant plusieurs siècles, le monde occidental s'est construit en s'opposant au monde noir. Une bibliothèque coloniale s'est ainsi constituée qui, après avoir longtemps dénié toute pensée aux Noirs de l'Afrique et de sa diaspora, leur a finalement concédé une mentalité primitive et des usages spécifiques de la rationalité.
Cet essai retrace l'histoire d'un singulier rapport à l'autre, en insistant sur ses effets réciproques. Car si la relation et la raison coloniales ont pu déterminer certaines idéologies africaines, telles que le panafricanisme, la négritude ou l'afrocentrisme, des Africains et leurs descendants des Antilles ou de l'Amérique ont, en retour, largement contribué à l'histoire intellectuelle et politique de l'Occident. Cette constatation s'avère centrale pour dépasser les héritages de l'histoire coloniale et pour tenter de construire une universalité concrète, postraciale et postcoloniale. C'est à ce devenir que cet essai entend contribuer, en présentant aussi les grands courants et certaines figures majeures de la pensée noire contemporaine.
Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé de Lettres Modernes, Anthony Mangeon est actuellement maître de conférences à l'Université Paul Valéry (Montpellier). Il a dirigé le hors-série "Harlem Héritage" de la revue Riveneuve Continents (2008) et publié de nombreux articles sur les littératures négro-africaines et américaines.
Son propos: esquisser une anthologie qui soit aussi une histoire réciproque, où le regard occidental sur l'Afrique croise un récit noir de l'Occident. Anthony Mangeon tient le pari. Sur la route qui va de la Constitution d'Haïti à la négritude d'Aimé Césaire, de l'afrocentrisme d'un Cheikh Anta Diop à la philosophie pratique d'Alain Locke, s'affirme avant tout l'amplitude d'un «penser la condition noire» qui nourrit la philosophie occidentale et désigne ses points aveugles. Loin des postures figées et des replis identitaires.
Marion Coquet - Le Point Références
L’émergence d’un afropolitanisme endogène en lieu et place du panafricanisme ou de la négritude, ces idéologies africaines nées du rapport de force colonial? L’idée est stimulante. Et renforcée par le fait que ce rapport de force n’a pas pesé que dans un sens. C’est ce que rappelle fort éruditement Anthony Mangeon dans un travail sur l’apport des textes de la «pensée noire» à celle de l’Occident.
Emmanuel Riondé - Regards
Le 26 juillet 2007, Nicolas Sarkozy pensait que «l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire». Sans doute sera-t-il surpris de découvrir que non seulement il y a une histoire africaine, mais qu’il existe aussi une philosophie africaine. [...] Étudiant dans le moindre détail les textes africains, Mangeon revient sur ce qu’ils apportent à la philosophie occidentale en déconstruisant cette dernière.
Séverine Kodjo-Grandvaux - Jeune Afrique
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : comment écrivains et philosophes noirs, Africains, Afro-Américains, Antillais, ont constitué en face de la «bibliothèque coloniale» une bibliothèque qui leur est propre et qui décrit de leur point de vue, de leur ressenti, toute la gamme qui va de l’acceptation d’une supériorité blanche et des manières de s’y hisser jusqu’à la description et le dépassement de l’opposition, à partir d’une double culture, celle que l’on a héritée, celle que l’on a reçue ou subie.
Jean Nemo - Académie des sciences d'outre-mer
Cet ouvrage passionnant, qui allie érudition et limpidité, permet, en retraçant l’histoire des discours européens et africains, de les mettre en perspective et de nuancer le regard que l’on peut porter sur eux: ainsi en va-t-il par exemple des débuts de l’anthropologie, dont on n’a souvent retenu que la collusion avec l’entreprise coloniale. Par ailleurs, en soumettant les différentes théories à un examen critique, A. Mangeon prend position, ce qui, loin de clore l’exposé sur lui-même, en appelle au contraire au débat : à ce titre, l’ouvrage lui-même constitue une nouvelle étape de l’histoire des rapports entre «la pensée noire et l’Occident».
Florence Paravy - Etudes littéraires africaines
Par l'ampleur de la documentation qui contient un certain nombre d'inédits comme, par exemple, la première thèse de Locke sur la notion de valeur écrite en 1910, la rigueur du système conceptuel mis en oeuvre, l'art de l'exposé conçu moins comme une histoire que comme un récit, plus musical que narratif, La Pensée noire et l'Occident est appelée sans aucun doute à devenir très vite un ouvrage de référence.
Bernard Mouralis - Journal des africanistes
Dans la perspective coloniale, le monde noir n'incarnait qu'une forme de vie inférieure à la civilisation blanche. Une mentalité primitive ou mystique lui tenait lieu de pensée, et sa principale contribution à la culture humaine résidait dans un tempérament émotif auquel l'art, périodiquement, pouvait venir se régénérer.
Menées par des auteurs blancs ou noirs, les ripostes contre ce déni d'humanité ou de pensée se conçurent le plus souvent selon un modèle schismogénétique. Mais qu'on intériorise la vision gobinienne du monde noir, à la façon d'un Léopold Sédar Senghor promouvant l'émotion nègre en complément de la raison hellène, ou qu'on tente au contraire de la réfuter, à la manière d'un Cheikh Anta Diop rapportant toute science et toute pensée occidentales à une origine négro-africaine, l'attitude peut bien changer, la posture reste finalement la même. Elle fait fond sur un ressentiment – le monnè de Kourouma – où les «écritures africaines de soi» finissent par virer, selon Achille Mbembe, au nativisme ou à la victimisation (Mbembe 2000b). Contre ces penchants à la clôture identitaire, d'autres représentations de soi peuvent cependant se forger, nous dit l'historien camerounais, «à l'interface du cosmopolitisme et des valeurs d'autochtonie» (Mbembe 2000b: 19). l'ouverture à d'autres cultures ou à d'autres idiomes (linguistiques, politiques, culturels) n'impose pas de renoncer aux traditions – à condition, évidemment, que ces dernières ne s'envisagent pas sur un mode exclusif et autoritaire, ni comme une réalité sui generis et justifiée de plein droit. Mais qu'on se figure le dialogue des cultures au moyen d'une métaphore linguistique (la créolisation d'Édouard Glissant) ou selon une image électronique (le branchement de Jean-Loup Amselle), ce phénomène opère toujours à double sens, à l'instar de la double bande passante ou de la dialectique intériorisation-extériorisation. Des signifiants viennent d'ailleurs, d'autres peuvent s'exporter en retour, et sur ce modèle de l'action réciproque la véritable universalité c'est finalement «le local moins les murs», selon la belle définition qu'en donne l'écrivain Alain Mabanckou (2007). Le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appiah est aujourd'hui l'un des plus féconds théoriciens de cette Éthique de l'identité (2005) certes déconnectée de «la race» (même entendue dans un sens sociohistorique), mais riche d'«ancestralités multiples» au point de vue culturel (Appiah 1997). Son plaidoyer Pour un nouveau cosmopolitisme rejette ainsi l'idée qu'il faille «renoncer à toutes nos allégeances et à tous nos particularismes locaux au nom de cette vaste abstraction qu'est l'humanité» (Appiah 2008: 15), mais il rappelle également le «fondement même de la moralité», à savoir que «chaque être humain a des responsabilités envers tout être humain».