De balcon à fenêtre, une aérienne relation amoureuse se noue au-dessus d’une rue du XVe arrondissement de Paris. Deux voisins, à travers la découverte de leurs sentiments naissants, cheminent en douceur vers leur part essentielle.
Évacuées les pesanteurs et les angoisses que génèrent les attentes de la société (études, métier, mariage, famille...), le lieu et le lien amoureux s’allient en un immatériel mais irréductible foyer de résistance au monde et à son esprit de sérieux.
La fantaisie ouvre ici la voie à la liberté, et la poésie s’immisce par effraction naturelle dans la langue, car elle seule est habilitée à traduire les effets de l’amour en germe sur les psychismes (et sur les organismes!) de ces deux héros ordinaires.
Née en 1967, Corinne Lagorre étudie la musique, l’art dramatique et les mathématiques: diplôme d’ingénieur Supélec, Doctorat en mathématiques appliquées de l’École des Mines de Paris, Habilitation à diriger des Recherches de l’École Normale Supérieure de Cachan. Elle est actuellement maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil. Voyons-nous est son premier roman.
Elle est épouse et mère déçue tentant de renouer avec la vie, lui soliste international obnubilé par ses poissons rouges. Pour eux, le temps ni l'espace ne comptent et, peu à peu, ce qu'il y a de plus profond en eux s'accorde, se complète. C'est le début de leur vie véritable. Narré avec un humour léger et complice, ce bref récit dans lequel chacun se voit de l'extérieur - au point que l'on ne sait plus parfois qui parle, ni pourquoi les objets ou les moindres gestes sont décrits avec une telle abondance de détails - remet toute chose en question d'une phrase à l'autre. Et l'auteur a Baudelaire et surtout Apollinaire pour références littéraires, dans un texte qui est lui-même une sorte de poème en prose.
Jacques Lovichi - La Marseillaise
Corinne Lagorre nous dévoile ici une relation intime, aérienne comme son écriture qui s'envole en salves poétiques, convoquant Baudelaire et Apollinaire. Les voix narratives mêlent les regards, se distancient, se rapprochent, comme ces deux corps tendus au-dessus du vide, et "C'est à se demander qui regarde qui".
Voyons-nous est un premier roman surprenant et audacieux, qui rassemble et renouvelle des topoï éculés: la rencontre, le balcon, l'artiste solitaire. Et même le violon y fait entendre une partition inédite, une musique de l'âme qui nous entraîne dans une frénésie de vie, où le regard révèle l'essentiel des choses insignifiantes. Parce que "Tout est important".
Isabelle Guilloteau - Dissonances
Corinne Lagorre décrit à la perfection ces rapports confus de proximité qui créent l'intimité et les mystères de l'attirance. Des moments qui expriment des états de fusion d'esprit et de libération des corps. Ces deux êtres s'observent et de l'observation, naît la curiosité qui nourrit le désir et l'appel de franchir la ligne de l'intérêt. L'auteur sait saisir ces clichés de petits riens qui métamorphosent les émotions et emprisonnent les sentiments.
Ce roman tout en finesse matérialise l'invisible et puise à l'art de l'essentiel. Un récit à lire d'une traite et à savourer pour le plaisir du grand, du beau et de la communion des possibles !
Sophie Songe
Je vous observe.
Comment ça vous m’observez?
Oui, c’est-à-dire, non! Mince il vient de frotter (les secondes mineures sont périlleuses, il sait, pourtant bon dieu, il le sait!). Elle va s’offusquer, il le sait. Il le sait: il heurte les gens! Oh zut, pense-t-il, et non, corrige-t-il et explique (certaines secondes mineures peuvent se rattraper si après on se recale sur un bon intervalle bien juste, quarte, quinte, peu importe, à proscrire l’octave qui ne sert à rien): au début, je vous voyais, vous étiez dans mon champ de vision (il fait un geste vague autour de sa fenêtre sur la façade opposée), je vous voyais, vous avec le reste du paysage, mais petit à petit, enfin, à présent quand je me poste à ma fenêtre, je vois bien que je vous regarde, vous de préférence plutôt que le reste. Non-non, c’est regarder que je voulais dire pas observer, pardon je me suis trompé. Et là, c’est juste.
Mince, dit-elle en l’observant lui avec un air, un air amusé et intéressé et puis aussi, il y a un autre ingrédient dans cet air, de la moquerie, non, de l’inquiétude peut-être, mais ce n’est pas tout à fait ça non plus. Il cherche, ne trouve pas, il renonce à chercher. Je ne suis pas fou, dit-il pour parer au plus urgent. Non, convient-elle. C’est que, c’est assez, comment dire, elle cherche un mot, c’est évident – ben non il n’est pas sur la table non, pas plus dans sa tasse, mais enfin que cherche-t-elle?, mais que cherche cette femme? – c’est que c’est déroutant et elle a décomposé chaque syllabe du mot déroutant, elle a dit comme ça: dé-rou-tant. Déroutant, c’est embêtant, dit-il. Oui, confirme-t-elle. Et il pense qu’effectivement c’est embêtant mais il ne sait pas pourquoi et elle, elle?, elle ne sait pas non plus. C’est que, aussi, lance-t-il, n’importe qui aurait fait comme moi, s’il vous voyait nue, comme l’autre jour, sur une chaise à repeindre votre chambranle. Quel chambranle?, interroge-t-elle étonnée. Il pointe un doigt vers le haut, au-dessus de leur tête, là où le bois craquait entre la fenêtre et la gouttière du toit. Ah ça, dit-elle en baissant la tête, honteuse peut-être. Mais non! Il s’est trompé. De honte elle n’avait point: elle a commencé par sourire, puis elle a porté sa tasse de thé, non son mug, à sa bouche et son sourire s’est élargi; puis elle a pris une gorgée de thé et a commencé à rire, gentiment d’abord, puis plus fort, et jusqu’à rire franchement. Maintenant elle s’étouffe, allons donc. Pardonnez-moi mais, dit-elle entre deux sanglots (ça lui fait ça parfois, quand elle rit beaucoup, elle pleure), vous me faites rire. Je vois, dit-il. Et quand il dit ça, alors qu’elle s’était calmée, elle repart de plus belle, c’est énervant à la fin. Bon, dit-elle en respirant, en tentant de respirer, en faisant des efforts pour se calmer et en le montrant pour le rassurer peut-être, je ne vous connais pas, vous arrivez, vous entrez, et, elle baisse les yeux, se calme enfin, puis ré-éclate de rire, l’effet du thé peut-être? (il examine son thé à lui qu’elle lui a versé elle, avec suspicion), et en plus, parvient-elle à dire entre deux rires nerveux, vous bandez!