Moby est un garçon de 16 ans qui a pour seule amie une mobylette. «La Bleue» l’accompagne dans ses virées autour de la centrale nucléaire voisine, dans la zone où son père organise un piquet de grève, tandis qu’à la maison la mère berce un interminable chagrin.
Il partira un soir sans savoir qu’il part pour de bon.
«Je crois que je vais faire le mort.
Au moins quelques jours, des fois qu’on me recherche ou quoi. Je pensais que ce serait plus difficile, douloureux. Il y a comme un rythme et je n’ai plus qu’à me couler dedans. Ça se fait sans moi et j’y suis bien, ça n’est pas de ma faute. Mes parents je veux dire. Ils seront un peu tristes au début, mais finalement, ils sauront que c’est mieux sans moi. La vie de toute façon, ça n’avait pas vraiment pris chez nous.»
Une fugue pour nulle part, jalonnée par des rencontres avec des clandestins, des indignés, des taulards, des vétérans, des clochards célestes et des paysans qui n’ont plus les pieds sur terre. Le peuple de la marge, témoin des limites de nos existences.
Le temps d’une campagne électorale, Moby traversera tout le pays. Jusqu’à la mer. Et au-delà…
Scénariste et lectrice, Sandrine Bourguignon accompagne des auteurs et des cinéastes dans leur processus de création. Elle travaille par ailleurs dans le secteur médico-social, auprès d’adolescents. Elle a publié, en 2012, Quelque part dans la nuit des chiens aux éditions Sulliver.
Sandrine Bourguignon signe ici un roman sur l'adolescence et le désespoir, tout autant que sur le désespoir adolescent. Son récit plonge au plus profond de cet âge incertain et vulnérable que guette toujours la tentation suicidaire.
Jacques Trémintin - Lien social
Derrière le tas de gravier, dans l’odeur de plâtre et de chantier, il a sa petite couchette. Il bosse ici et peut dormir sur place comme un chien, c’est autorisé. Il allume son réchaud, une immense gamelle d’eau. La grenouille jette un œil en dehors de sa poche, gluante. Il me la refile. Elle gigote dans ma main, Alma la caresse. Ça coasse. Sous une bâche, il y a une autre grenouille, ça doit être la saison des amours, ou bien ce pauvre taulard qui fait un élevage.
Il la capture et on ouvre nos paumes.
L’eau dans la gamelle est bouillante et d’un seul coup, il jette sa grenouille dedans. Ploc, elle change de couleur et ça me troue le cul. Elle agite ses pattes, elle se débat de toutes ses forces, elle ne lâche rien et je pense même que je l’entends crier. Elle réussit à jaillir, à bondir et s’extirper.
Elle se fracasse sur le ciment, toute blanchie.
On n’a rien fait. Ni Alma ni moi. On n’a rien fait. Elle aurait pu crever ébouillantée, on n’a pas fait un seul geste pour la sauver. On regardait, fascinés comme des gorets. Je la regarde encore, elle fume dans le plâtre et je suis coupable.
L’eau refroidit dans la gamelle. Il me demande d’y foutre ma grenouille, celle qui bat dans ma main comme un cœur. J’hésite, je veux dire, comme on est toujours tenté d’obéir. Je trempe un doigt et l’eau est refroidie, claire. Je relâche doucement ma grenouille dedans, comme si c’était mon bien le plus précieux je trouve. Elle batifole telle une nageuse qui retrouverait son élément.
Je n’y comprends rien.
Ce qui se passe ce qui nous arrive.
On devient vraiment dingue.
C’est encore pire quand il rallume le gaz.
D’instinct je veux la sauver, mais il me retient par le bras et je laisse faire.
Au début, c’est à feu doux, comme un bon bain.
Elle nage en confiance.
Il augmente le feu. Juste un cran à chaque fois.
Rien de spectaculaire.
La vapeur s’évapore comme à la Centrale.
C’est assez lent, délicat.
Ma grenouille ne bronche pas.
Encore un cran et elle coule, tout doucement.
Ensuite, elle meurt.
Totalement cuite je veux dire, on pourrait la manger.
Le taulard est fier de lui, de nous. Il nous explique que c’est une question politique, que les grenouilles et les hommes, c’est exactement la même chose. Quand on augmente la quantité de misère et d’humiliation d’un petit cran tous les jours, tout le monde se laisse faire. On se laisse flotter dans l’eau molle, réchauffement climatique ordinaire de nos vies, le chômage, les dettes, les emprunts, l’abrutissement général, on se fait cuire à petits feux.
Mais si on nous jette dans l’ébouillante d’un seul coup, on se révolte, on se débat et on s’en sort.
C’est ça qu’il veut prouver et je n’ai plus du tout envie de l’écouter.