Expérience in vivo : une immersion sans protection dans le champ clos d’un site de rencontres, terrain de chasse privilégié des grands prédateurs et siège de la plus grande solitude.
Candeur ou vanité, la quête de «l’Âme sœur» n’est peut-être qu’un prétexte pour exposer aux regards de «La Foule» son meilleur «Profil». Mais dans cette moderne jungle d’images et de paroles, le cœur tendre offert en pâture aux convoitises trouvera toujours le carnassier le mieux à même de le dépecer. Saura-t-on s’extraire de l’emprise et recoller les morceaux?
La plus intransigeante introspection s’allie ici aux observations les plus clairvoyantes – et souvent les plus décapantes – sur l’instabilité de nos fondations intellectuelles et affectives.
Martine Roffinella explore avec minutie et causticité ce qui caractérise l'existence humaine dans tous ses méandres. Elle a déjà publié une douzaine d’ouvrages, pour la plupart aux éditions Phébus. Son premier roman, Elle, lui valut en 1988 d’être reçue à Apostrophes par Bernard Pivot. Son œuvre tend à questionner de plus en plus intensément nos portions de vie infimes afin d'appréhender en chacun de nous cette flamme de beauté et de laideur confondues qui nous fait «être». La littérature devient alors l'expression même du Réel réinventé, où l'autodérision et l'humour se taillent – forcément – une belle part.
La technique utilisée dans la narration de cette histoire somme toute banale pour tous ceux ou celles (et il y en a beaucoup !) qui fréquentent ce genre de site constitue une sorte de tour de force dont il convient de louer l'auteur. Même si, grammaticalement, la chose n'est pas exacte, je dirai qu'il s'agit d'un récit «indirect». Jamais l'interlocuteur (sadique ou minable ? les deux peut-être) n'apparaît en personne. Ce que l'on attend en vain jusqu'à la dernière page. Au fond, c'est avant tout une entreprise littéraire.
Jacques Lovichi - La Marseillaise
Mais surtout, il y a dans cette mise en mots d’une expérience atroce un formidable travail sur la langue. Une langue souple, précise, aux phrases longues et subtilement construites, au vocabulaire choisi, à l’ironie pudique pour couper court à l’émotion. Confrontée à la langue de bois habituelle en communication («éluder subtilement la discussion», «accepter calmement la confrontation»...), la narratrice rétorque par des définitions du dictionnaire, puis par des annonces ou des messages d’une haute poésie, dans un décalage humoristique percutant. Ce court récit (90 pp.) qui multiplie les angles d’attaque est d’une densité qui peu déconcerter : mais on est toujours largement payé de l’attention qu’on y apporte.
Jean-Claude Bologne
A la manière d’une fable singulière, c’est tout cet empire des sens artificiels qui est mis en pièces par l’auteure, et on lui doit cette analyse saisissante de vérité avec cette prouesse de donner une voix à des personnages volontairement désincarnés pour laisser planer cette sensation de désert ambiant.
Erik Poulet-Reney
Je me suis surprise à entrer en impatience.
Du moment que le premier pas avait été fait, que je m’étais délibérément préparée à la rencontre, on eût dit que cela impliquait une sorte ou une forme d’immédiateté.
Ne m’étais-je pas proposée aux regards?
N’avais-je pas, aussi précisément qu’on me l’avait demandé, donné tous les détails, même les plus intimes, de ma personnalité et de mes goûts pour bâtir mon «Profil»?
Je m’étais presque dénudée, là devant tout le monde; exposition crue de mes défauts et qualités, mélange de tout et de rien, de concision et d’argutie – femme à deux faces que je montrais en simultané, enfin! Je pensais adopter ainsi «Profil bas»; voire insister sur ce qui clochait chez moi pour qu’on me réponde: Mais non ce n’est pas si grave, au fond.
«Au fond.»
Essayant de revendiquer l’honnêteté, la justesse, l’adéquation au Réel, je m’effeuillais, me dépouillais de ce qui «au fond» m’avait toujours été reproché, cause «au fond» du désastre de ma vie affective. Fouillant méticuleusement les tiroirs plus ou moins recommandables de ma mémoire, j’exhumais chaque motif ayant nourri puis signifié mon rejet. J’énonçais tout «au fond» – comme cela Autrui serait fixé, affranchi sous toutes mes coutures. On ne pourrait pas dire, ensuite, qu’on n’avait pas été prévenu.
«Au fond», listant tout ce dont on m’avait abondamment blâmée, toutes ces nuisances dont j’étais affligée, j’allais à confesse publique; ce qui, de fait, me dédouanait de toute réaction postérieure marquant l’étonnement.
Ici on rencontrait X ou Y en toute connaissance de cause; c’était le principe.
Décrivant ce que j’étais notoirement, me débarrassant au plus vite de mes disgrâces, à savoir de ce qui expliquait ma présentation devant La Foule où, après le stade du questionnaire à compléter, je trouverais «quelqu’un» qui précisément adopterait celles-ci; énumérant, donc, ce qui selon moi avait dynamité toutes mes relations amoureuses, j’avais hâte d’en arriver à l’essentiel: à savoir, cela tombe sous le sens, à celle que j’étais vraiment.
À force et au fur et à mesure que mes carences et défaillances défilaient, comptabilisées sous ma plume et entrecoupées de virgules ponctuant l’aspect didactique de ma démarche, au fil de ce listage de plus en plus précis et justifiant mon affiliation à La Foule, du moins mon exhibition devant elle, une espèce de légitimation de tout cet ensemble s’effectuait, un peu comme si «faute avouée» était «à moitié pardonnée», et que le fait de reconnaître ces tares les rendait soudain un peu moins «fautes» et un peu plus «admissibles». Une certaine indulgence de La Foule parvenait jusqu’à moi et me procurait une forme de bien-être; d’audace à mieux me tolérer, voire à m’accepter telle que j’étais.
C’est bien ainsi, sous cette dangereuse couleur de bienveillance, que s’immisça la méprise – autant vis-à-vis des Autres que de moi-même.