Le conflit intérieur d’une descendante d’esclave: la Pensée médite tout haut, lorsque la Voix vient l’interrompre. Leur discours est contraire: la Pensée voudrait parler de Bònanman, son aïeule, et de l’inhumanité de sa vie d’esclave. Mais la Voix veut étouffer jusqu’à l’idée même de sa négritude, et le justifie en invoquant la modernité et l’ouverture d’esprit.
S’engage entre elles un échange virulent. Tout les oppose, lorsqu’un troisième personnage vient troubler leur discussion; une personne étrange, qui psalmodie poésie et proverbes, et se parle à elle-même. Qui est-elle et que veut-elle?
Ce livre salubre s’attaque de front à ce mot qui depuis des siècles sédimente dans les consciences, en couches successives de non-dit: «esclavage».
Antillaise, Monette Besry est poète et peintre. Médaillée des Arts et Lettres et lauréate du Grand Prix International de poésie, L’Arbre des anonymes est son premier roman.
La Voix :
Ta tête a foutu le camp. Laisse-moi te dire que présentement, ta grand-mère ne peut plus rien entendre du tout, tu m'entends? Rien ! Une histoire vieille, passée de longtemps, un chapitre déjà dépassé que tu veux faire parler!?... parler, parler!… de toute façon, parler ne fait pas cuire le riz.
La Pensée :
La seule chose qui est dépassée c'est ce voile qui entoure notre histoire. Être la bouche de toutes ces bouches de silence, de ce joug sans dimanche, est loin d'être dépassé. Je suis pleine des mots qu'on leur a volés, et de ceux qui m'étouffent. Je veux être le cri de ce silence. En bon français de France: je te dis qu’on va entendre parler de ma grand-manman!
La Voix :
Aussi enragée qu'un troupeau de chiens!... mais tu vas mettre là une pagaille sans nom.
La Pensée :
Je suis peut-être de la branche des casseurs de cordes, mais c'est la paix que je cherche, c'est tout ce qu'il me reste. Comme sainte Bernadette, je ne vivrai pas un instant que je ne le passe en aimant; mais pour que cette concorde voie le jour, il faut, par amour de la paix, détruire ce mur que l’humanité dominante a construit, pour nous mettre à l’écart des humains. Je suis, tu es, nous sommes tous de la même race: la race humaine; ce mur, qui n'a que ce Mot pour assise, n'a donc jamais eu lieu d'être. Alors, que celui qui a fait son charbon ici vienne secouer son sac ici, pour que nous puissions faire notre deuil de tous ces siècles, et entrevoir un futur à notre image. C’est ça que je hèlerai jusqu'à la venue de mon apaisement, et il n'y a pas de petit but pour les oubliés de la mémoire.
La Voix :
Contester?! S'insurger?!... Mais celui qui a la liberté ne va pas entraver son existence d'une si lourde charge. De toute façon, tes paroles sont comme des bombes, mais elles n'atteignent personne.
La Pensée :
En plus d'être sourde, tu dois être aveugle. Il est vrai que cela a pris du temps, mais tous nos compatriotes ont maintenant pris ce Mot au pied de la lettre et à bras-le-corps, et que dit-il?... Ne sommes-nous pas océans d'âmes en déroute, nuées de vies suspendues, montagnes de soupirs en siècles d'hébétude, cimetières de rêves et d'inachevé, déluge d’inexprimables, déferlement des mille et une questions?... Les chiffres ne veulent-ils plus rien dire sur terre?... Dire que tous ces zéros ne tiendraient pas sur leur ardoise!… Et ce n'est pas une raison de pleurer, pour toi? On dirait que la compassion ne trouve pas le chemin de ton esprit.
La Voix :
Arrête d'agiter tes chiffres rouges! Vérité et Pouvoir ne s'associent jamais, tu le sais. Et si tu continues, c'est tes ennuis qui vont se multiplier de la même façon.