Quand la mort survient au cœur de la vie – une tumeur maligne dans le tronc cérébral d'un enfant! –, «la vie ne parle plus d'elle-même, mais de la mort ou plutôt d'un en deçà de la mort totalement indexé sur l'instant létal, sur la disparition de l'être tant aimé». Notre construction mentale vacille, tout est à repenser pour tenter de résister puis de faire face à l'inéluctable extrémité.
L'appel à la philosophie impuissante et muette, la «mort en toutes lettres» partagée avec les proches, la dénonciation d'un système hospitalier embourbé dans ses procédures se succèdent dans ce livre, tentative acharnée de «repousser le travail du néant et de l'angoisse par l'action affective et l'affectivité de l'action». Mais surtout tentative ultime de maintenir, contre la mort même, la petite Lomé au cœur de la vie.
Colère et détresse, mais aussi infinie tendresse alternent dans cette quête de la dignité de vivre et de la dignité de mourir.
Fabien Ollier, né en 1973, est directeur de publication des revues Kitej et Quel Sport? Il est actif depuis plus de dix ans dans l'écriture et l'édition militantes de pensées critiques. Il a publié en 2010, aux éditions Sulliver, un premier roman écrit avec Nathalie Vialaneix, La Révolution du Grand Renoncement.
Pour faire face à la souffrance, à la maladie puis à la disparition, le narrateur cherche un réconfort dans les lectures de Vladimir Jankélévitch ou d'Emmanuel Lévinas. Entre le cauchemar d'un quotidien insoutenable et les dédales incompréhensibles de l'administration hospitalière, il faut bien survivre et continuer à se battre. C'est tout l'enjeu de ce témoignage empli d'amour, de courage et de dignité qui rend hommage à la vie.
Elsa Godart - Psychologies magazine
La vie continue. La chambre de Lomé est pourtant vide. Comment est-ce possible? Pourquoi n’y a-t-il eu aucun infinitésimal arrêt du devenir? Aucun prodige métaphysique? Aucune perturbation eschatologique? Pourquoi un tel scandale n’a-t-il rien bouleversé de la durée? Pourquoi rien ne m’empêche d’enfiler ces mots sur le collier des minutes tandis que mon cœur rythme sans syncopes la sécrétion machinale de l’avoir-été du futur? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas pris une nanoseconde de congé ou décrété une minuscule vacance cosmogonique afin de transformer, rien qu’un peu pour l’occasion, mais alors totalement et à jamais, la temporéité du temps? Lomé est morte, que diable! Elle n’avait que huit ans, en France où tout se soigne et où, dit-on, la durée de vie s’allonge, au XXIe siècle! La légende des siècles ne s’interrompt-elle pas? La jurisprudence divine ne convoque-t-elle aucun expert en casuistique? La futurition libertaire ne s’émeut donc pas de l’injustice? Non. Le soleil d’hiver n’a pas cessé ou dévié d’un iota sa course le 30 décembre à 7h45. Il n’y a pas eu de miracle compassionnel ou miséricordieux ni de fracture, même infime, dans le cycle de l’indifférence naturelle donnant aux hommes l’occasion nouvelle de gagner leur vie. Les pompes funèbres ont pris le relais des infirmières et du médecin légiste. Des gestes faits cent fois sur la dépouille mortelle des ancêtres se sont appliqués, maladroitement, certes, sur le petit cadavre absurde de Lomé. La toilette, l’habillage, le sac mortuaire… Tout cela méritait un salaire, le même que d’habitude. Les pleurs n’ont pas eu le temps de durer car l’avenir passe et presse, imperturbable. La futurition n’attend pas. Elle ne se retourne même pas sur le dernier long soupir d’un être unique, irremplaçable, une fois vivante et jamais plus. Muette, butée, bornée, elle congestionne le visage, raidit la nuque, enfonce les globes oculaires et libère la toxicité des drogues dans les tissus qui prennent alors rapidement une inquiétante teinte d’ecchymose ou d’escarre. Aller de l’avant!, dit-elle, silhouette marmoréenne, l’épée tendue comme si de rien n’était. La vie continue! La mort fait son œuvre. Il y en aura d’autres! Place aux petits soucis professionnels et aux nouveaux arrangements nostalgiques avec l’irréversible car les horaires des trains n’ont pas changé, l’heure d’ouverture des bureaux de poste non plus, sans parler des rendez-vous télévisuels ou des dernières limites pour la déclaration d’impôts sur le revenu. Lomé n’est plus, et alors? A-t-elle au moins déjà été? Qu’a-t-elle donc fait de grand, de sonore, d’avant-gardiste ou de copieusement criminel pour mériter son nom sur les monuments de l’histoire? Le monde qui grouille, s’étripe, s’embrase, pense, aime, profite, amasse, enfante autour de moi, m’interroge sans relâche le temps d’une interminable garde-à-vue nihiliste. Je résiste en répétant: «Appeler ça aller, appeler ça de l’avant», comme Samuel Beckett… Le mensonge d’une seconde qui succède à l’autre, le mensonge de ce sens unique qui ferait l’essence même du temps n’est jamais pour moi aussi évident qu’en entrant dans la chambre vide de Lomé.