Première traduction de l'espagnol par Paul Aubert et Eve Giustiniani
Préface de Paul Aubert
«L'art jeune, par sa seule apparition, oblige le bon bourgeois à se sentir tel qu'il est: un bon bourgeois, un être incapable de sacrements artistiques, aveugle et sourd à toute beauté pure.»
En 1925, face à ce qu'il perçoit comme la crise culturelle de l'Occident, José Ortega y Gasset s'interroge sur l'évolution des formes artistiques vers un «art nouveau» sans forme humaine où prédominent le jeu et le non-sens. La déshumanisation de l'art explore les conséquences esthétiques et sociales du conflit entre ces avant-gardes et la culture bourgeoise triomphante.
José Ortega y Gasset (1883-1955) est l'auteur de centaines d'articles et d'essais philosophiques centrés sur la «raison vitale» et ses manifestations culturelles et historiques. Il prophétise la fin des Temps modernes et travaille à la rénovation de l'Espagne depuis la presse et la politique. Auteur notamment de La Révolte des masses (1930), il contribue à l'avènement de la Seconde République et devient député de son parti, la Agrupación al Servicio de la República, de 1931 à 1933. Il s'exile dès le début du soulèvement franquiste de 1936 et acquiert, après la Deuxième Guerre mondiale, une stature intellectuelle internationale.
Un ouvrage intelligent et ambigu, extrêmement instructif pour tous ceux qui s'interrogent sur l'évolution des formes artistiques dans leur relation au monde contemporain. Une réflexion qui remonte à l'une des sources historiques de la situation actuelle, où l'art s'est tellement éloigné de la réalité profonde et populaire de son époque qu'il ne peut plus en être l'un des acteurs, tout au plus un témoin désabusé.
Nicolas Roméas - Cassandre/Horschamp
Un texte qui interroge, aujourd'hui encore, les tenants et les aboutissants de l'art moderne et dans lequel Ortega tente d'ébaucher quelques pistes de compréhension claires quant à l'évolution des formes patente depuis la fin du XIXe siècle.
Frédéric Saenen - Sitarmag
Bref, un essai tout à fait passionnant, inscrit dans son époque, mais dont certains passages restent immuablement d'actualité… Les très érudites introduction et préface de Paul Aubert (professeur de littérature et de civilisation espagnoles contemporaines à l'université de Provence Aix Marseille) éclairent ce texte à merveille tout en le replaçant dans son contexte politique et artistique.
Anne Degommier - Lily et ses livres
Étrange retournement, à vrai dire, de la proposition faite par Ortega y Gasset puisque ce sont au contraire, de nos jours, les romans qui sont lus par le plus de lecteurs qui paraissent être les plus déshumanisés mais non point comme s'ils étaient l'application consciente d'un programme esthétique: leur déshumanisation provient plutôt d'un manque essentiel bien davantage que d'une pose artistique ou de la volonté d'une école de faire table rase du passé, manque que j'ai cru pouvoir analyser en évoquant la fatigue de la langue française, vieux corps malade attaqué de toutes parts.
Juan Asensio - Stalker
Qu'est-ce que la plupart des gens entendent par plaisir esthétique? Que se passe-t-il dans leur esprit lorsqu'une œuvre d'art, par exemple, une production théâtrale, leur «plaît»? La réponse ne fait aucun doute; les gens aiment un drame lorsqu'ils sont parvenus à s'intéresser aux destins humains qui leur sont proposés; les amours, les haines, les peines, les joies des personnages émeuvent leur cœur: s'insinuent en eux comme des événements de la vie réelle. Et ils disent qu'une œuvre est «bonne» lorsque celle-ci parvient à produire la quantité d'illusion nécessaire pour que les personnages imaginaires prennent une valeur de personnes vivantes. En poésie, ils chercheront les amours et les douleurs de l'homme qui palpite sous le poète. En peinture, ils ne seront attirés que par les tableaux où ils trouveront des figures d'hommes et de femmes exemplaires avec lesquelles, d'une certaine façon, il serait intéressant de vivre. Le tableau d'un paysage leur semblera «joli» lorsque le paysage réel qu'il représente méritera, par sa douceur ou son pathétisme, de faire l'objet d'une excursion.
Cela veut dire que, pour la plupart des gens, le plaisir esthétique n'est pas une attitude spirituelle essentiellement différente de celle qu'ils adoptent habituellement au cours du reste de leur vie. Elle ne se distingue de celle-ci que par quelques qualités adjectives: elle est, sans doute, moins utilitaire, plus dense et dépourvue de pénibles conséquences. Mais, en définitive, l'objet dont il est question dans l'art, ce qui sert de terme à l'attention qu'il inspire, et partant aux autres puissances, c'est la même chose que dans la vie quotidienne: des figures et des passions humaines. Et j'appellerai art l'ensemble de moyens par lesquels lui est fourni ce contact avec les choses humaines intéressantes. De telle sorte qu'il ne tolérera que les formes proprement artistiques, les irréalités, la fantaisie, dans la mesure où elles n'interféreront pas dans sa perception des formes et des péripéties humaines. Dès que ces éléments purement esthétiques domineront et que l'on ne pourra plus saisir correctement l'histoire de Jean et de Marie, le public sera dérouté et ne saura plus que faire face à la scène, au livre ou au tableau. Cela est naturel; il ne connaît pas d'autre attitude devant les objets que l'attitude pratique, celle qui fait que nous nous passionnons et intervenons sentimentalement en eux. Une œuvre qui ne l'invite pas à intervenir le prive de son rôle.
Cela étant dit, il convient sur ce point d'être parfaitement clair. Se réjouir ou souffrir face aux destinées humaines auxquelles, peut-être, l'œuvre d'art nous renvoie ou qu'il nous présente, est chose bien différente du véritable plaisir artistique. Qui plus est, cette préoccupation pour le caractère humain de l'œuvre est, en principe, incompatible avec la stricte jouissance esthétique.