«Celui qui effectue de longues marches entre les rayonnages ne peut oublier que les livres sont les seuls objets réels de ce monde.»
La bibliothèque est infinie et, là où ils ne sont pas tapissés de livres, ses murs sont recouverts de palimpsestes perpétuellement réécrits. Dans ce labyrinthe dépourvu de fil d’Ariane, un «questeur» tente de percer à jour la logique interne de l’immense édifice et celle des «copistes» – grammairiens, historiens et autres mythographes – qui sans répit alimentent ce monstre en mots et en textes. Tout en s’efforçant d’approcher le grand secret: celui de «la mère des lignes».
Écrit dans un style mosaïque, ce conte philosophique développe sous forme de voyage initiatique le thème de la nouvelle de Borges, «La bibliothèque de Babel», et pose cette question: À l’âge de l’information dévorante, comment trouver le chemin de la connaissance?
«La folie se tapit dans le labyrinthe silencieux où les hommes espèrent trouver la sagesse des siècles.»
Bernard Thierry appartient au monde scientifique. Directeur de recherche au CNRS, il travaille à l’université de Strasbourg où il s’intéresse aux fondements biologiques des comportements. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur les sociétés animales dont Destins de singes, avec Christine Desportes, paru aux éditions Acropole.
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la bibliothèque est infinie. les hommes sont partout dans la bibliothèque. les hommes sont en nombre infini
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la damnatio memoriae frappe les peuples qui perdent leurs textes. les vainqueurs interdisent qu’on enseigne leurs croyances, ils suppriment leur héritage, ils effacent les écrits et les noms sur les murs, ils punissent ceux qui les citent. l’avenir ne doit pas connaître ces êtres, leurs livres sont prohibés et dispersés, tout rappel de leurs actes se voit nié et censuré. ils n’ont pas seulement disparu, ils n’ont jamais existé. la condamnation n’apparaît pas dans les registres du passé mais je sais qu’elle atteint chacun de nous. je viens de l’un de ces peuples parti sans témoins et dont la dissolution s’achève dans l’indifférence. j’ai vu les murs se couvrir d’inscriptions étrangères jusqu’à ne plus les reconnaître, faisant de ma mémoire une fiction qui n’intéresse personne. je regarde mes souvenirs avec étonnement, ils se sont séparés de moi, quelqu’un les a vécus et je ne ressens rien. l’oubli provoque le malaise mais pas la vraie douleur. j’ai rejoint d’autres hommes, je me suis mêlé à eux, j’ai assimilé leur langue. la damnatio s’est accomplie. j’ai appris que les peuples sédentaires se combattent parce qu’ils se ressemblent et partagent la même soif, la même adoration pour les paroles des livres. ils se répètent et ne savent où aller. puis j’ai rencontré les questeurs. ils m’ont dit que l’école n’aime ni le temps ni l’histoire et qu’elle désapprouve la répétition. ils m’ont montré comment elle avance. je les ai suivis. j’ai trouvé dans les règles austères de la quête toute la satisfaction qu’on peut espérer
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au commencement dieu créa le temps
mais qu’est-ce que le temps sans espace
alors dieu créa l’espace pour que le temps s’écoule
mais qu’est-ce que l’espace sans matière
alors dieu créa le livre pour que l’espace le contienne
mais qu’est-ce que le livre sans lecteur
alors dieu créa l’homme pour qu’il le lise
et c’est ainsi que l’homme parcourt sans fin l’œuvre de dieu