«La vérité est la suivante. Je voudrais ne jamais quitter le cri que j’ai poussé à l’annonce de sa mort. Je voudrais ne jamais sortir de ce moment furieux.»
Écrire ce cri. Écrire pour perpétuer l’incrédulité, pour gommer l’inexorable. Écrire pour corriger le manuscrit défectueux de la vie. «J’imagine Fenezia, son Opéra, comme si j’allais bientôt m’asseoir à son orchestre et l’entendre, entendre ma vie, tout comprendre.»
Écrire un roman, refaire le parcours autrement, tenter de recomposer le couple qui vient de se dissoudre, donner d’autres noms, d’autres visages, d’autres destins aux personnages dont il s’agirait de rectifier les errements qui les ont menés au pire. Les transplanter dans un autre pays, une ville fantasmée, ces lieux s’inscrivant pourtant inéluctablement dans un monde si proche du nôtre, une «Œurope» en décomposition où rejet et xénophobie s’affichent comme seules réponses aux crises du continent.
Écrire sans limites et prolonger ainsi le «moment furieux», prolonger jusqu’à la confusion entre réel et fiction ce temps suspendu qui seul peut différer le retour de la conscience lancinante scandant la perte de l’amant.
Auteur de récits et de romans, Marc Jaffeux a publié chez Sulliver Étymologie d’une dictature (2015), C’est là-bas (2016) et Un déicide (2017). Il a aussi écrit des fictions radiophoniques (France Culture, Radio Suisse Romande), des pièces de théâtre, ainsi qu’une vingtaine de livrets pour la musique contemporaine. Son écriture interroge les liens multiples du réel aux mots; elle est souvent plurielle, partagée entre plusieurs approches, comme si le fait d’écrire devenait lui-même fiction.
La vérité est la suivante. Je voudrais ne jamais quitter le cri que j’ai poussé à l’annonce de sa mort. Je voudrais ne jamais sortir de ce moment furieux: quand j’apprends qu’il s’est défenestré, après le passage des éboueurs, à l’aube. Je voudrais demeurer dans l’intensité de ce cri, qui me le rend. Jamais je ne me serais cru capable d’en pousser un si grave, si rauque. On compare de tels cris aux hurlements d’une bête blessée. Je pense plutôt à un Opéra, trappes béantes, dont le piano se décroche et s’écrase. On ignore qu’on porte en soi des pianos suspendus, à un crochet toujours trop faible. Longtemps ils se balancent. Sous les étouffoirs levés (la pédale droite est enfoncée), l’air frôle les cordes qui rendent un son tenu, lugubre. Le présage nous échappe. On ne veut pas l’entendre, trop noir. On se souvient de la rumeur confuse seulement quand le cadre métallique, fracassant son coffre laqué, se plante dans la scène avec le bruit formidable de toutes ses cordes: le cri.
J’ai déjà hurlé, dans le passé. Mais le cri venait de la tête et me blessait. Il était bref, comme celui d’un chien acculé, qui éloigne ainsi un agresseur. On ne peut tenir longtemps de tels cris: ils sont fabriqués, contre un adversaire. Ils sont complexes, stratégiques, tournés vers l’extérieur, et nous épuisent vite. Celui que je pousse à sa mort aurait pu durer des heures, une vie entière. Il ne s’adresse à personne et se prolonge malgré moi. Il est vrai. Il exprime ma pensée comme si, d’un bloc, elle me désertait. C’est un mot, ce cri, le mot suprême, un mot qui signifie tout, qui remplace tous les mots mais hérite de leurs sens. Jamais je ne parle aussi bien que cet après-midi-là. Ma parole est véritable une fois dans ma vie. Elle me traverse sans le sentiment que je me trahis. Elle dit tout et son contraire et se passe d’images, de comparaisons. Comment sonnerait-elle faux, alors qu’elle évoque le réel dans sa totalité de souffrance? Ce cri est un miracle. Il ruine l’édifice des phrases. Des siècles de livres s’effondrent. Parler, après lui, c’est lire un mauvais roman. J’entends avec ce cri ce que la littérature devrait être: un mot unique. Balayées, ces années d’imposture à écrire. Ce cri, nul autre que moi ne le pousse. Personne dans mon dos ne me le souffle. Il est moi, tout puissant, dément.
Le cri se déploie en ondes concentriques. Je suis le centre des plis circulaires qu’il imprime à l’air. Tout s’efface sauf moi. C’est un paysage que la neige dissimule, où je m’isole. On ne parle pas à quelqu’un qui hurle, ou alors des paroles apaisantes, inaudibles. La neige est tassée, dure: sur elle, sur un terrain en pente, je hurle. Le cri est blanc. Au loin se trouve peut-être un village, caché par la neige, lui aussi. J’habite ce village que l’hiver coupe de la plaine, à la fermeture des cols. C’est le village natal d’Herodotos, où persiste sa lignée, sous le même nom.
Tel est le pouvoir du cri: sans transition, je passe d’une tour sophistiquée à un bourg rustique, historique, au sommet d’une montagne enneigée.