Un soir d’automne, le narrateur entrevoit un malheur à venir. Comme pour conjurer cette prémonition, un second récit s’impose alors en amples respirations s’insérant dans sa divagation. Le premier n’en poursuit pas moins sa progression fatale et nous projette sur la scène d’un hôpital, théâtre d’une spoliation extrême. Puis dans la chambre du «créateur» lui-même, où s’affrontent l’écran d’une machine informatique et un «je» désormais d’une inquiétante inconsistance —conclusion du déicide.
Questionnant alternativement la création et la maladie, mais aussi la création comme maladie et la maladie de la création, ce texte radical – tout en laissant entrevoir de plus exaltantes perspectives dont nous nous laissons détourner – trace d’une plume implacable le paysage où sont appelées à s’inscrire nos existences: entre un «Système pour la Vie» basé sur l’exploitation sans limite de nos organismes et l’abdication inéluctable de nos esprits confrontés à la toute-puissance de l’intelligence numérique.
Marc Jaffeux est aussi l’auteur de pièces de théâtre, de pièces radiophoniques (France Culture, Radio Suisse Romande), ainsi que d’une vingtaine de livrets pour la musique contemporaine. Il co-traduit du danois la poésie de Marianne Larsen. Ses récits interrogent les liens multiples du réel aux mots, à leur poésie ; ils sont souvent pluriels, partagés entre plusieurs approches, comme si le fait d’écrire devenait lui-même fiction.
L’Hôpital n’est pas la science, son outil. L’Hôpital est une pratique. Cette pratique se consacre à la correction du principe vital. Elle nécessite un parfait accès au corps, un accès total. Seul le respect de certaines dispositions permet cet accès: l’être est d’abord isolé; ses attributs sociaux lui sont retirés; sa personnalité, par nature subjective, est ignorée. L’être se trouve réduit à son corps, et son corps à un objet. Ou plutôt, à un ensemble d’objets. De fait, le corps ne sera pas considéré dans sa globalité. L’Hôpital ne s’intéresse qu’à ses organes défaillants, précisément délimités, sur lequel sa pratique se concentrera.
Celle-ci comporte deux aspects. Le premier est objectif: l’Hôpital compare les organes défaillants à des modèles chiffrés, grâce auxquels il évalue leur dysfonctionnement; ainsi détermine-t-il la chimie adaptée aux corrections nécessaires. Le deuxième aspect est, lui, radicalement subjectif: soumettre l’être à la chimie déterminée. Un être, en effet, ne partage pas nécessairement le but de l’Hôpital: l’infiltration de la chimie. Un être se manipule avec plus de difficultés qu’un organe, et résiste. Des organes isolés pourraient se reconstituer en corps, et le corps en un être, qui refuse. Comment l’être menacerait-il de se reconstituer au sein même de l’Hôpital? Par deux actes de pensée, éminemment existentiels: l’un serait la connaissance de son état, l’autre l’expression de sa souffrance. Il est donc impératif que l’Hôpital se donne pour mission de s’opposer, d’emblée, à la fois au partage de la connaissance et à l’expression de la souffrance.
L’Hôpital répond à un besoin. Il appartient à un système plus vaste: le Système pour la Vie. Celui-ci, de conception récente, fut mis en place par une classe sociale que préoccupent en priorité sa fertilité et sa productivité. Le seul objectif du Système pour la Vie est en effet la croissance. Il repose sur un usage intensif des corps, strictement entraînés à son profit. Or ces corps se dérèglent. Afin de les corriger, le Système pour la Vie doit se pourvoir d’un lieu: l’Hôpital. Des centaines de lits; des centaines d’agents, affairés; des dizaines d’étages; du bruit; des machines monumentales, sophistiquées. Bref, une usine. L’usine pour la Vie.