Cet homme qui se laisse transformer en produit d’entretien pour enfin se rendre utile. Cette ville de verre qui ne cesse de grandir en se nourrissant des cadavres de ses habitants. Ce vieillard croisé dans le désert, qui est peut-être Le Petit Prince de Saint-Exupéry 70 ans plus tard. Ce gros dormeur qui tombe amoureux de la roche où il fait la sieste et finit par se confondre avec elle… À travers la cocasserie de situations improbables et une galerie de portraits décalés, ce livre est une constante invitation à rire (jaune!) de nous-mêmes et de notre monde.
Une tonique causticité poussée à l’extrême; un humour au scalpel porté par un style dense et musclé; la charge à la fois implacable et désopilante de la satire sociale… et une invariable pointe de tendresse: avec ses Farfulettes, Marie-Hortense Lacroix nous a concocté une savoureuse recette pour croquer joyeusement le cynisme contemporain. Tout en nous invitant à explorer ce territoire troublant où se côtoient le rire et la douleur.
Marie-Hortense Lacroix est née en 1972. Après des études en sciences de la matière, elle fait le choix de se consacrer à la musique, à l’écriture et au théâtre, autres formes de laboratoires du monde tel qu’il vit.
La première chose que l'on vit arriver était une surface bombée, couleur sable pâle, brillante et criblée de minuscules cratères. Cela ressemblait à la calotte d'un œuf d'autruche. Mais tout de même, un œuf, ç'aurait été étonnant.
Puis, au bout de quelques minutes, se découvrirent peu à peu une mince couronne de cheveux gris clair et le fil d'un nez aquilin. Il y eut un petit gémissement. Comme tous les matins, la petite vieille accouchait du petit vieux.
Avec le temps, bien sûr, avec la répétition quotidienne, cela devenait de moins en moins douloureux, de moins en moins pénible, de plus en plus rapide. À onze heures, tout serait fini. Mais quand même, cela faisait pitié, de voir ainsi une pauvre vieille femme s'acharner, s'épuiser, souffrir le martyre pour produire quelque chose d'aussi laid, d'aussi inutile, et surtout quelque chose aussi vide d'avenir.
Bientôt, le petit vieux fut complètement sorti. On avait toujours une légère appréhension, à la dernière minute, une fois passés les gros genoux calleux, et l'on essayait de ralentir l'expulsion. Non seulement parce que le vieux avait toujours eu des pieds démesurés par rapport à son frêle corps, et qu'il s'obstinait à les garder en flexion perpendiculaire, mais surtout parce qu'il était arrivé plusieurs fois que ses lacets s'emmêlassent avec le cordon ombilical. C'était alors toute une affaire pour démêler ce paquet de nœuds sans faire trop de dégâts. Parfois, même, une chaussure restait à l'intérieur, et personne n'avait tellement envie d'aller la chercher ; on devait tirer au sort. Heureusement, il y avait aussi des jours où tout se passait bien.
La sage-femme tenait le petit vieux sous les aisselles; il se débattait comme un diable, avec d'horribles contorsions de bouche, en roulant des yeux et en poussant de petits cris enroués.
— Je vous le passe ou je le mets directement à sécher? demanda-t-elle.
— Séch-ch-er... répondit la vieille dans un souffle exténué, le dernier soupir d'un asthmatique à bout de force.
Pendant que la sage-femme coupait le cordon, la vieille évacuait ses derniers remords. Les premiers jours, c'est sûr, elle avait pris le vieux sur son ventre quelques minutes, en lui susurrant des mots câlins, avant de l'envoyer à la toilette. Non pas que la chose lui eût fait spécialement envie, mais elle avait lu dans la presse spécialisée que ce premier contact extraordinairement émouvant tisserait les liens indéfectibles de leur amour futur, et qu'il n'y avait pas meilleur pour la construction psychologique du petit. Et puis, le temps passant, quand elle avait vu la tournure que prenaient les choses, elle avait vite fait une croix sur ces bons principes. Il faut dire, aussi, que ce costume de gros velours vert tout gluant, et cette odeur de vieillard mouillé, ça n'était guère ragoûtant.