Deux femmes, Juliette et Pique-Lune, déclarées «phobiques, névrosées, aliénées» et enfermées pour avoir refusé de toutes leurs fibres l’aliénation du dehors. «Être dans les clous, toujours, dans le cadre, avec pour mot d’ordre le consensus heureux.»
«Entassées là» avec d’autres, sous le regard d’un gardien-psychiatre-narrateur (un «Ajusteur»!) qui essaie de les percer à jour et de les maintenir enfermées dans ses catégories, elles se racontent et se rebellent. Leur maladie, cette honte qui les mine, c’est peut-être, ainsi que le lecteur le découvrira peu à peu, d’avoir collaboré avec un ordre marchand qui a piétiné la beauté du monde. Et leur survie – ainsi que la nôtre, probablement – passe par ces échappées déchirantes qui les rappellent à elles-mêmes et à la permanence de l’aspiration à la communion avec l’Autre et avec le monde. Au-delà de l’exclusion, derrière les frontières floues de la normalité, se révèle alors, outre-noir, un territoire intérieur où nos vies réapprennent la lumière.
Nathalie Vialaneix, née en 1967, est enseignante. Elle a collaboré à la revue X-Alta. Elle a publié en 2010, aux éditions Sulliver, un premier roman écrit avec Fabien Ollier, La Révolution du Grand Renoncement.
Je ne vais pas faire de vieux os. Je le sais. Et je m’en fous, je m’en contrefous même. Elle me regardait. De son œil unique. Et ça, ça comptait. Rudement même. Tellement, que je ne pouvais plus rien dire, ni faire, comme une mouche en train de se noyer dans un verre de gentiane sauvage. Allez! Chantal! Encore une goulée, ça va l’faire! Elle me regardait, avec un sourire, un vrai sourire qu’on aurait dit, pas un de ceux qu’on apprend chez les Logs ou chez les Indus, un vrai sourire. Gratuit quoi. Je me suis retrouvée toute couille, baissant les yeux, le cœur en chaussette, battant à tout rompre. Elle avait réussi à me clouer le bec avec sa tunique noire, toute vêtue de lumière, l’échancrure fragile de son velours palpitant, son sourire soyeux comme une aube nouvelle. Son évidence. Je sais pas comment dire. Elle me regardait, avec un sourire, un vrai sourire qu’on aurait dit. Pas un sourire de coupable. Pas un sourire de traquée. J’aurais voulu lui dire des mots, des trucs quoi, mais c’était comme vouloir péter plus haut que mon cul, les mots, ils venaient pas. Saleté! Elle me regardait toujours, belle comme une transcendance, comme une aveugle, du bout des doigts; je sentais l’intérieur de mes cuisses amoureuses comme la terre un soir d’orage. Je la humais, la reniflais avec l’avidité d’un nouveau-né. J’aurais voulu lui dire des mots, des trucs quoi, des trucs d’amour, d’émotions, de sensations, caler mes pulsations sur les siennes, ses plis lustrés, frôler ses lisières, à pas feutrés.
Mais c’était comme vouloir tuer un âne à coups de figues molles. J’lui sortis alors le grand jeu, avec un grand A, parade 18, version panthère sur le piano – j’avais vu le film lors de mon dernier stage repro: je multipliais les œillades coquines, balançant la croupe, l’air de rien mais cambrée à mort, la vulve en offrande, je dégainais mon sourire 4 B – II, le franc, le qui respire l’empathie, le don de soi, je n’oubliais pas de poser deux beaux rubis au fond des yeux et, le doigt sur la gâchette, je tirai de mon mieux – Indus 324 pouvait être fier de moi! – Et c’est là qu’ça a foiré, pourtant j’avais bien exécuté tout le scénario: petites ridules qui faisaient sourire mon regard, émission d’un éclat de rire, promesse de carnaval, mais mes gesticulations ne semblaient lui faire ni chaud, ni froid, ni clair, ni obscur. Elle m’opposait la candeur d’un coquelicot au bord d’un champ. Et je ne trouvais pas le chemin. Il est où le bug? Tout se brouillait, et j’me prenais ma belle cosmétique en plein dans la gueule. Vacuité n’est pas vacance intérieure.